L'art du style

Interview : Isabel Marant

La créatrice a transformé le paysage mode du Paris des années 90 grâce à son esthétique bohème et cool. Sa formule ne cesse de séduire, 30 ans plus tard, les femmes de tout âge et de tout horizon. Par GILLIAN BRETT

Photographe Jonas UngerRéalisation Hannah Cole
Mode

Je retrouve Isabel Marant dans son studio photo du 2ème arrondissement de Paris, tout juste six jours avant son défilé AH20. Son atelier de création est juste à côté, dans le 1er arrondissement, et son équipe y est occupée à apporter les dernières retouches à la collection avant le grand jour. Le fait qu’elle ait accepté une interview et de poser pour un shooting à un moment aussi crucial en dit beaucoup sur la créatrice.

Elle arrive en jean délavé gris glissé dans ses bottines emblématiques, pull en maille assorti et veste et jean, le tout de sa propre marque. Le filet de fumée d’une cigarette la suit, ses longs cheveux sont noués en un chignon défait… Isabel Marant incarne la parisienne chic et moderne qui représente parfaitement son esthétique. « Je m’inspire beaucoup de la manière dont je porte mes vêtements », dit-elle. Sur le plateau, elle discute avec bonne humeur pendant qu’on la maquille, son rire retentit par-dessus le ronronnement du sèche-cheveux, le clic de l’appareil photo ponctue la séance, et la designer envoie des baisers en l’air. Son énergie est débordante, sa joie contagieuse.

En septembre dernier, elle a présenté au monde sa collection estivale, inspirée de la techno brésilienne. Irina, Amber, Gigi et tous les autres tops les plus en vogue ont dévoilé des combinaisons fleuries, des shorts courts aux couleurs du soleil, et des jeans taille haute (la marque de fabrique de la créatrice). « Je voulais des couleurs, quelque chose de vif, de joyeux, de vivant, explique-t-elle. Je voulais montrer de la peau, des jambes, ce que j’ai toujours aimé. » Ses collections naissent toujours d’une certaine attitude, d’une vague silhouette, et sont énormément influencées par la musique qu’elle écoute.

Un jour c’était du rockabilly, le lendemain du punk ou de la nouvelle vague, le jour d’après du ragamuffin… Il n’y avait aucune barrière entre les groupes, et on adorait jouer avec les différents looks inspirés des tendances musicales

« Pour moi, la musique c’est la vie ! ». En ce moment, elle écoute aussi bien les artistes nigériens Burna Boy et Fela que le chanteur britannique James Blake et Kazu Makino, un musicien japonais qui faisait autrefois partie du groupe Blonde Redhead. La musique a toujours été le premier amour d’Isabel Marant, qui, heureusement, l’a conduite à la mode. Dans les années 80, alors que le punk était à son apogée, Isabel, 16 ans, et son petit ami de l’époque (le créateur Christophe Lemaire) s’immerge dans la culture club si riche et diversifiée. « Un jour c’était du rockabilly, le lendemain du punk ou de la nouvelle vague, le jour d’après du ragamuffin… Il n’y avait aucune barrière entre les groupes, et on adorait jouer avec les différents looks inspirés des tendances musicales. » Le duo n’a pas tardé à imaginer des tenues pour eux et leurs amis.

« On a commencé pour s’amuser, pour créer nos propres looks. Puis on a fini par vendre nos créations, puis on s’est rendu compte qu’on pouvait gagner de l’argent en s’amusant ! Ensuite, on a découvert la mode. » Un mouvement anti-mode, avec à sa tête des pointures comme Vivienne Westwood, Yohji Yamamoto et Comme de Garçons, montait en puissance, et faisait vibrer sa fibre rebelle. Isabel Marant, qui a grandi à Neuilly-sur-Seine, choquait ses voisins et ses amis avec ses tenues, n’hésitant pas à porter le peignoir et les chaussons de son père pour aller à l’école. « Parfois, les gens n’étaient pas très ouverts d’esprit par rapport à mon style », dit-elle en souriant. Amusant quand on sait que la jeunesse parisienne est à présent obsédée par les créations de sa griffe principale, ainsi que de sa petite sœur Isabelk Marant Étoile.

Mon but a toujours été de me dire “Ok, qu’est-ce que je vais porter aujourd’hui ? ” et de n’avoir qu’à ouvrir mon placard en sachant que j’y trouverais les bons vêtements. Il n’y avait pas tant de monde qui créait avec ça à l’esprit

Une fois sa passion du design découverte, elle est allée étudier à Paris au Studio Berçot. C’est là que sa fondatrice et directrice, Marie Rucki, lui a dispensé ce conseil qu’elle suit toujours à la lettre jusqu’à présent : « N’essaie pas de faire porter aux gens des choses que tu ne porterais pas toi-même ». Sachant qu’elle ne voulait travailler pour personne d’autre que pour elle-même, Isabel Marant a lancé sa marque de prêt-à-porter en 1994, présenté son premier défilé au printemps-été 1995 (avec ses amies comme mannequins), et ouvert sa première boutique en 1998, rue de Charonne dans le quartier de Bastille.

À l’époque, la capitale était connue pour ses maisons illustres comme Yves Saint Laurent et Christian Dior, mais l’ADN d’Isabel Marant a toujours été bohème, cool et confortable. « Mon but a toujours été de me dire “Ok, qu’est-ce que je vais porter aujourd’hui ? ” et de n’avoir qu’à ouvrir mon placard en sachant que j’y trouverais les bons vêtements. Il n’y avait pas tant de monde qui créait avec ça à l’esprit », se souvient-elle. « Il ne s’agit pas que de style, mais de la manière dont vous vous sentez, et de la façon dont vous portez les pièces. Je pense qu’en tant que femme, c’est plus facile, parce que je sais ce dont nous avons besoin. » Sa boutique est devenue l’adresse secrète des connaisseuses, et les pros de la mode du monde entier venaient y faire leur shopping entre les défilés.

Avec 26 ans d’expérience, il n’est pas surprenant qu’aujourd’hui la créatrice reste zen et charmante, et que la période des défilés soit pour elle une mécanique si bien rodée. « J’ai fini la collection il y a, quoi, dix jours. Il y a deux ou trois pièces qui ne sont pas encore prêtes, et je suis presque à la moitié de la prochaine collection printemps-été d’Étoile. » Avec à présent une ligne Homme en plus, elle s’occupe de pas moins de huit collections par an. « Je travaille sur trois collections à la fois, sans arrêt et sans exception. Je me compare souvent, ainsi que les autres créateurs, à une sportive de haut niveau. Il y a tout ce fantasme autour de nous, comme quoi notre vie serait très “sexe, drogues et rock’n’roll”, alors que ce serait plutôt yoga, nourriture bio et repos. Je ne peux pas tomber malade ne serait-ce qu’un seul jour, parce que si je ne suis pas là, c’est la catastrophe. »

Vous pouvez vraiment mélanger mes créations et les associer d’une saison à l’autre car c’est avec les mêmes yeux et la même âme que je crée. Je fais les choses avec sincérité
Isabel Marant.

Elle travaille de 8 heures à minuit cinq jours par semaine. Pour déconnecter et rester en bonne santé, elle a une règle à laquelle elle ne déroge jamais : ne pas travailler le week-end. À la place, elle et son mari, le créateur de sacs Jérôme Dreyfuss, ainsi que leur fils de 17 ans Tal, se rendent dans leur maison de campagne à Fontainebleau, là où ils n’ont ni eau courante ni électricité. « Je jardine, ça m’aide et c’est une source de joie de voir le résultat de mes efforts. Je me promène en forêt, je me baigne en été. » Et quand elle reçoit des amis, Isabel Marant se met aux fourneaux. « Je suis très bonne cuisinière, je peux préparer un repas pour 20 en 5 minutes. Je suis très efficace. »

Tout chez Ia créatrice respire l’insouciance, mais si ses vêtements ont l’air décontractés, leur construction est impeccable. La qualité prime avant tout. « Je préfère acheter peu mais bien, plutôt que beaucoup de petites choses de mauvaise qualité dont je me lasserai en un rien de temps. J’ai toujours été comme ça, même quand j’étais jeune et que je commençais à m’intéresser à la mode. » Elle possède d’ailleurs toujours des vêtements qu’elle s’était offert à l’époque. Pour ses fans, construire une garde-robe pérenne est chose facile. Ses pièces reconnaissables entre mille, aux épaules structurées et aux tailles marquées, ainsi que son esthétique glam rock aux vibes eighties, se sont de plus en plus affirmées au fil des collections. « Vous pouvez vraiment mélanger mes créations et les associer d’une saison à l’autre car c’est avec les mêmes yeux et la même âme que je crée. Je fais les choses avec sincérité. »

Au cas où vous vous posiez la question, sa collection AH20, présentée une semaine après notre rencontrée, était divine. Surprenante par son minimalisme, elle était inspirée du ballet Blake Works I de William Forsythe et d’un désir pour de « vrais » vêtements, et se composait de capes, de manteaux et de robes en maille au charme intemporel et dans une palette de couleurs neutres. En coulisses, elle a confié aux journalistes qu’elle avait voulu créer des pièces douillettes et sophistiquées dont les femmes ne voudraient jamais se séparer.

J’aime constater la diversité des personnes qui portent mes créations. Surtout en termes d’âge, la tranche peut aller de 15 à 80 ans

Isabel Marant se soucie véritablement de l’impact de ses vêtements sur le bien-être des femmes. La manière dont ils flattent et s’ajustent, comment ils mettent en valeur les courbes. Avant de poser aux côtés du top Sophie Koella, la créatrice la saisit instinctivement par la taille, pour cintrer sa veste imprimée oversize (issue de sa collection PE20). « Même si j’ai un style plutôt unisexe, je me sens toujours à l’aise dans des créations Isabel Marant. Ses vêtements m’aident à me sentir féminine, d’une manière naturelle, et dans le respect de ma personnalité. Je choisirai toujours un pantalon large plutôt qu’une jupe, mais je peux porter une jupe Isabel Marant et toujours me sentir moi-même », atteste le mannequin. Pour chaque mini-jupe, pour chaque paire de bottes hauteur genou, il y a des mailles oversize ou un pantalon ample pour compenser. Et ses créations ne sont pas réservées aux jeunes tops non plus (la créatrice aura elle-même 53 ans le mois prochain). « J’aime constater la diversité des personnes qui portent mes créations. Surtout en termes d’âge, la tranche peut aller de 15 à 80 ans. »

Elle se soucie aussi sincèrement des femmes. Pour la deuxième année consécutive, elle a imaginé un T-shirt à l’occasion de la Journée internationale des droits de la femme, dont les bénéfices seront reversés à l’association Women for Women International. Elle s’exprime avec passion des sujets qui concernent les femmes de nos jours, des inégalités salariales (elle dira d’ailleurs : « Il n’en a jamais été question dans mon entreprise. Je n’ai jamais regardé le sexe ou la couleur de peau d’une personne. J’ai été élevée comme ça, pour moi c’est naturel ») au mouvement Me Too ou à l’objectification de la femme. Elle loue le courage des femmes françaises fortes qui l’inspirent, comme Simone de Beauvoir, Simone Veil ou encore Louise Bourgeois. « J’aime les femmes, toutes les femmes. Quand on me demande qui est ma muse, je réponds que les femmes sont ma muse. » Elle aime les femmes, et les femmes le lui rendent bien.

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