Exclusivité du magazine : Ava DuVernay change la donne à Hollywood
Auteure de la phrase « détermine ce que dont tu as besoin pour être l’héroïne de ta propre histoire », il semble qu’AVA DUVERNAY était destinée à réécrire l’histoire du cinéma en devenant la troisième femme à réaliser un film à 100 millions de dollars avec Un raccourci dans le temps. Sa consœur réalisatrice LUCY WALKER interroge ici son amie sur son ascension fulgurante dans le milieu blanc et masculin d’Hollywood, passant de réalisatrice de documentaires néophyte à reine suprême et révolutionnaire de l’univers Disney.
“Allez Ava », dis-je, « tu as bossé dans les relations publiques pendant 14 ans, tu sais comment ça marche. Nous sommes ici pour parler de toi, pas de moi. » C’est le premier jour de repos de mon amie depuis le mois de septembre, et je la crois quand elle dit qu’elle est ravie de passer du temps dans un petit café de Los Angeles avec moi. « Je te croise en coup de vent lors des soirées, on arrive enfin à se poser et à discuter. » Je la préviens que même si je dois mener un bras de fer au-dessus de nos saucisses végétariennes, je lui soutirerai tous les secrets qui se cachent derrière sa carrière vertigineuse parfaite.
Ava semble être l’exception à la règle dans une industrie réputée pour freiner la carrière des femmes, même les plus exceptionnelles. En seulement six ans, elle a réalisé son second long-métrage Middle Of Nowhere, qui lui a valu le prix de la meilleure réalisatrice au Sundance Film Festival, pour un budget de seulement 50 000 dollars ; elle a été nominée aux Oscars pour son documentaire sur la justice raciale, Le 13e, sorti en 2016 ; et est aujourd’hui devenue la première personne noire dans l’histoire d’Hollywood à réaliser un film à 100 millions de dollars, Un raccourci dans le temps de Disney. Bien qu’elle n’ait pas été nominée aux Oscars pour le prix de la meilleure réalisatrice en 2015 avec son film très acclamé Selma qui retrace la lutte de Martin Luther King pour les droits civiques (de façon controversée, l’acteur principal noir David Oyelowo ne l’a pas été non plus), la protestation qui suivit aida à lancer la puissante campagne #OscarsSoWhite. Elle a le don pour se retrouver au cœur des mouvements culturels et de société les plus excitants. Elle a récemment réalisé la vidéo afro-punk futuriste de Jay-Z Family Feud avec un casting cinq étoiles incluant sa femme Beyoncé et leur fille Blue Ivy et elle a été l’une des personnalités à l’origine de la campagne hollywoodienne Time’s Up. Et dans une industrie connue pour ses tendances narcissiques, elle est généreuse à propos de tout et tout le monde, même quand il s’agit de ses secrets pratiques. Ce qu’elle m’a raconté pendant ces deux heures passées ensemble m’a fait réfléchir longtemps encore après notre entrevue. À tel point que désormais, dès que je me pose une question, j’ai l’impression que je devrais juste me demander : « Que ferait Ava ? ».
Ava et moi nous sommes rencontrées la première fois à une retraite du Festival du Film de Los Angeles dédiée aux réalisateurs de films indépendants, où nous sommes aussitôt devenues amies. Mais les choses ont changé et Ava a désormais des amis qui ne sont plus si indépendants. Il y a Oprah (qu’elle retrouvera dès que nous en aurons terminé toutes les deux), et oui, admet-elle avec un air amusé « c’est aussi marrant que tu peux le croire d’avoir Oprah comme copine ! ». Puis il y a Jay-Z et Beyoncé. Et Ava, tout comme ses nouveaux amis, est devenue l’une des célébrités hollywoodiennes que l’on appelle par son prénom, une personne dont le nom de famille n’est plus utile. Aujourd’hui, à Los Angeles ou New York, tu provoques un lot d’applaudissements et des acclamations juste en lançant le nom « Ava » à voix haute.
“Je suis simplement à la poursuite du privilège d’être présente, un privilège qui est sous-estimé. Nos homologues masculins blancs sont intrinsèquement présents partout
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Ce qui est le plus impressionnant chez elle, c’est qu’elle semble avoir tout fait par elle-même, sans suivre aucun modèle évident. « Il n’y a pas de femme noire à qui je peux demander “Hep, comment on fait ça ?” », explique-t-elle. En effet, avant elle, seules deux femmes ont réalisé un film d’un budget de plus de 100 millions de dollars : Patty Jenkins (Wonder Woman) et Kathryn Bigelow (K-19 : Le piège des profondeurs). La première explication à son succès est évidente : elle travaille dur. Je lui demande si elle est impatiente de partir en tournée pour promouvoir son film. Elle a toujours l’air de prendre du plaisir sur le tapis rouge. Souvent j’entends une acclamation et la voilà qui apparaît de nulle part, riant, discutant et prenant des photos pour ses réseaux sociaux (1,3 millions d'abonnés sur Twitter et 800 000 sur Instagram). Elle semble toujours plus radieuse et fabuleuse que beaucoup de stars de cinéma autour d’elle et se trouve toujours au centre des tourbillons d’énergie tournoyant autour des plus grandes forces de la salle.
« Je suis simplement à la poursuite du privilège d’être présente, un privilège qui est sous-estimé. Nos homologues masculins blancs sont intrinsèquement présents partout, dans toutes les conversations et dans toutes les règlementations, mais c’est un privilège. Donc je serai là, que je sois applaudie, félicitée, ou pas. »
Quand je vois Ava à une cérémonie de remise de prix, c’est généralement son troisième « boulot » de la journée. Elle travaille toujours sur de multiples projets, filmant Un raccourci dans le temps (avec Oprah Winfrey, Reese Witherspoon, Mindy Kaling et Chris Pine) tout en réalisant parallèlement la troisième saison de Queen Sugar (un drame américain tiré du roman de Natalie Baszile, écrit en 2014). Ou alors elle réécrit des scénarios, tout en supervisant la production, les budgets et tous les détails qu’elle doit approuver.
Dans sa carrière précédente en tant que chargée de relations publiques, Ava avait ce qu’elle appelle une vie équilibrée. « Mais ce que je faisais ne m'emballait pas », explique-t-elle. « Les couleurs étaient plus ternes. Aujourd’hui je vis en technicolor. » En 2010, elle lance le Mouvement de libération du film afro-américain (AFFRM), pour donner la parole aux films indépendants réalisés par des gens de couleur et des femmes, et, plus récemment The Call-In, une émission qui interviewe des réalisatrices.
Mais si elle est surchargée de travail, cela ne semble pas la déranger. « C’est un excellent problème », dit-elle. « Je veux faire changer le discours concernant les femmes et le travail. Il est trop souvent troublé par l’idée que si tu te focalises sur ton travail, tu t’éloignes de toi-même et de ta famille. Mais si tu trouves du bonheur dans ton métier, je ne pense pas que tu aies à t’excuser parce que tu t’investis davantage. J’ai fait le choix d’avoir un travail qui constitue un point central dans ma vie. Il me nourrit. »
Son compte Twitter proclame « Maman de 9 », et liste ensuite les neufs films et émissions qu’elle a réalisés. « Ouais », sourit-elle, « certains pensent que c’est vrai. Ils se disent : “Bordel !” Mais ce ne sont pas des enfants biologiques. Je n’ai pas d’enfants, par choix. Mes films sont mes enfants. Certaines personnes travaillent et rentrent retrouver leurs enfants, mais le travail c’est mes enfants. Je me suis autorisée à ne pas considérer le travail comme une chose qui m’éloignerait de la vie réelle, parce que c’est ma vraie vie. » Quand je la questionne sur un potentiel être cher, elle sourit : « J'ai hâte de le rencontrer. »
Ava a appris à être extrêmement pointilleuse dans le choix de ses collaborateurs et est restée fidèle à plusieurs personnes de l’équipe avec laquelle elle travaillait déjà lors de ses projets sans budget. Sa décision de signer pour Un raccourci dans le temps a été fortement motivée par son affection pour les patrons du studio, et ça a été récompensé : elle a l’impression d’être « choyée » par le studio. Elle voulait que son personnage principal soit noir, et ils ont accepté ; qu’elle aille au lycée dans la région de South Los Angeles et non en Nouvelle Angleterre et ils ont également validé cette demande. Et quand elle a été séduite par un jeune acteur Coréen pour jouer le rôle du frère, ils ont encore dit « oui », lui demandant seulement comment elle comptait réaliser cela. « Peut-être que tout le monde est sympa et que je suis juste une folle qui pensait que tout le monde était fou. Mais j’en ai entendu des histoires. » Elle se rappelle, les larmes aux yeux, la première fois qu’elle a vu l’emblématique château Disney au début de son film avec son nom. « C’est un phénomène culturel. C’est Disney ! »
“Mes films sont mes enfants. Certaines personnes travaillent et rentrent retrouver leurs enfants, mais le travail c’est mes enfants
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Un raccourci dans le temps, basé sur le roman de science-fiction écrit en 1962 par l'auteur américaine Madeleine L’Engle, retrace le voyage dans l’espace d’une jeune fille et son frère pour retrouver leur père scientifique disparu. « Je voulais que l’histoire tourne autour de la possibilité, le fait d'être le héros de sa propre vie », explique-t-elle. « J’ai toujours senti que je pouvais façonner ce qui m’arrivait. Je veux que ce film aide les gens à voir leur propre potentiel, peu importe leur statut dans la société. Parce que ce personnage est comme ça : c'est l'héroïne la plus improbable. » Une fois encore, elle a les larmes aux yeux quand elle me parle de personnes de son entourage qui ont du mal à voir leur propre potentiel. « En fait ce film dit : “Regarde. Regarde encore. Voit simplement ce que tu peux faire.” Je veux que les gens comprennent que la force d’avancer peut en réalité provenir des éléments les plus improbables en nous – la vulnérabilité, la peur. C’est mon plus grand objectif. »
Ses paroles font écho parce qu’elles trouvent une résonance profonde pour beaucoup de personnes. Quand je lui demande si elle trouve que l’industrie a changé depuis la sortie de Selma et la campagne virale #OscarsSoWhite, elle me répond avec davantage de questions. « Deux ans plus tard, qu’est ce qui a réellement changé ? Combien de nouveaux films mettent en scène des acteurs asiatiques ? Combien y a-t-il de représentations de familles musulmanes ? Les auteurs locaux sont-ils mis en avant ? »
Elle a raison. À moins de se pencher vraiment sur le problème et d'essayer de régler le problème (que ce soit la culture de l’abus sexuel ou le manque d’opportunités et de récompenses pour les personnes de couleur), le discours en restera au stade d’indignation, et non une véritable opportunité de changement.
Les huit premières années de son enfance, Ava était l’aînée de 3 enfants, élevés par une mère célibataire. « J’étais un peu une enfant livrée à elle-même, ce qui peut paraître négatif, comme si ta mère ne s’occupait pas de toi », raconte-t-elle à propos de son éducation. « Ce n’était certainement pas une éducation bichonnée du genre "Je viendrai te chercher à la sortie de l’école, voilà ton repas". » Elle a donc appris à se débrouiller seule, à être une meneuse, et à utiliser sa voix pour prendre soin d’elle et des gens qui l’entouraient. Elle me fait part d'une histoire à propos de sa mère, qu’elle décrit comme « une femme superbe, magnifique, qui a une voix de petite fille au téléphone. » Quand les agents de recouvrement appelaient et que sa mère répondait, ils demandaient s’ils pouvaient parler à « sa mère ». « Ma voix a toujours été enrouée et grave », raconte-t-elle, « alors ma mère me passait le combiné, j’avais six ans, et je disais "Je vous paierai mercredi", et je raccrochais. Et ma mère me félicitait : “Très bien, Ava”. »
Plus jeune, Ava aimait jouer avec ses Barbies et adorait faire ses devoirs et elle finit par suivre des études d'anglais et de langues afro-américaines à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA). L’École de cinéma n’était pas envisageable financièrement, alors elle a pris la décision d’utiliser son travail de chargée de relations publiques sur des plateaux de tournage pour, comme elle dit : « me faire une formation de l’école de cinéma personnelle, en regardant, en écoutant et en apprenant. » Elle a transformé son « expérience de travail » en atout, en apprenant tout ce qu’elle pouvait sur les tournages d’autres réalisateurs avant de se lancer dans la réalisation du sien.
Ava a choisi de redéfinir sa situation en regardant ce qu’elle pouvait faire, et non ce qu’elle ne pouvait pas faire. « Je n'ai jamais abordé ça en me disant que toutes ces personnes savaient réaliser un film à 100 millions de dollars, et moi non. Parce que j’ai fait un film à partir de rien. Ont-ils déjà réalisé un long-métrage pour 50 000 dollars ? Ont-ils été dans les tranchées ? Ont-ils chargé le camion ? Savent-ils faire tous les boulots ? Moi oui. »
“Je veux que les gens comprennent que la force d'avancer peut en réalité provenir des éléments les plus improbables en nous – la vulnérabilité, la peur. C’est mon plus grand objectif
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Quelle est son expérience de la réalisation d’un film à 100 millions de dollars ? « Eh bien, » explique-t-elle, « c’est comme si quelqu’un te tendait soudainement tous les instruments secrets. » Elle me raconte que ça lui rappelle un vieux sketch d’Eddie Murphy du Saturday Night Live. « Ça se passe dans les années 80, il est assis dans un bus, et il est le seul passager noir. Il a l’impression qu’à chaque fois qu’il descend, il se passe quelque chose de magique. Alors le lendemain il se peint le visage en blanc et met une perruque. Alors qu'il s’assoit, il remarque un homme noir pas loin. Quand l’homme descend du bus, il se dit “Je me demande ce qu'il va se passer maintenant” ? Les portes se referment et une passagère du bus enlève son manteau pour dévoiler une robe de soirée. Elle sort des cocktails de sous son siège, une boule à facette tombe, la musique se lance. Et il est assis là avec son visage peint en blanc, on lui tend des cigares, et il se dit “Voilà donc ce qu’il se passe quand on n’est pas dans les parages”. J’ai l’impression d’être cet homme dans le bus une fois que les réalisateurs indépendants sont descendus, parce que d’un seul coup on me dit : “Tu peux prévisualiser” ! Tu peux avoir neuf concept artists pour mettre sur papier n'importe quelle idée ! Tu peux avoir ceci ! Tu peux avoir cela ! Et puis tu demandes à quelqu’un : “Et que fait cette personne ?”, et ils répondent : "Oh elle bouge juste ça d'ici à là”. »
Son prochain projet est une série Netflix de 5 épisodes sur The Central Park Five, ce gang d’adolescents noirs et latinos inculpés à tort pour le viol et l'agression d’une joggeuse blanche en 1989. C’est un projet qui lui tient à cœur. Elle voit chaque nouveau projet nourrir le prochain : une méthode qui selon elle lui permet de devenir une meilleure réalisatrice. « Tout n’est qu'une question d’histoires », dit-elle. Elle a aussi appris à avoir plusieurs histoires en cours. Après avoir réussi l’exploit de réaliser Selma, elle n’a reçu aucune offre d’emploi. « J’ai supposé que je ne savais pas comment ça fonctionnait dans cette ville. Mais j’ai réalisé que si le téléphone ne sonne pas, tu dois prendre les devants. » De même, elle a compris comment surmonter son instinct maternel qui la poussait à « procéder par étape » et comment travailler sur six projets en même temps. « C’est Steven Spielberg qui m’a conseillé de combattre cela. » Il m’a dit « Tu dois continuer à créer. »
Inéluctablement, Ava doit filer. Elle part pour Santa Barbara, où son amie Oprah l’attend pour voir une projection de Lady Bird de Greta Gerwig, avec du popcorn à la truffe. Alors qu’elle se lève, je me rends compte à quel point son sourire et ses mots peuvent apporter de la lumière dans les moments les plus sombres. « Oui, c’est une période heureuse, » dit-elle en riant.
Un Raccourci dans le temps sortira dans les salles le 14 mars.
Découvrez l’article dans son intégralité dans le numéro Spring 2018 de PORTER.
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